Cette histoire se déroule dans un village de santons, dans une crèche de Provence…

Le facteur habite dans la dernière maison du village, au coin de la grande place. Il n’a pas grandi là, Luciano. Il y a de nombreuses années, il est arrivé un matin, on ne sait d’où exactement, un sac en bandoulière sur l’épaule, un bâton à la main. Il s’est arrêté à la boulangerie pour acheter du pain. Cela sentait bon la pâte, les miches étaient si appétissantes et croustillantes, mais il a oublié pourquoi il était entré lorsqu’il a vu les yeux bleus de la fille du boulanger. Il n’est jamais reparti, Luciano. Il s’est marié avec la fille du boulanger. Ils ont maintenant trois jolies filles et ils habitent au coin de la grande place.

Tous les matins, les fenêtres de leur maison sont les premières éclairées. La femme du facteur continue à vendre le pain dans la boutique de son père et lui-même part tôt porter le courrier aux habitants du village. Il est fier d’endosser son beau costume bleu, de prendre sa besace en bandoulière. Il se sent investi d’une mission importante : apporter à chacun les nouvelles du monde entier, les bons vœux d’un cousin éloigné, l’annonce du décès d’un parent, l’invitation à un mariage ou un anniversaire, un petit mot d’amour… Lorsqu’il remplit son sac de cuir de ces petits paquets d’enveloppes à transporter, il sait qu’il tient entre ses mains des sourires, des surprises et quelques larmes aussi…

Quand il se met en route, il avance d’un pas décidé. Il arpente les rues et ruelles sans se détourner de sa tâche. Mais sur le chemin du retour, il prend son temps.  Il contemple les cueilleurs d’olives sur leurs échelles, les ramasseurs de lavande qui enlacent de grosses gerbes odorantes avant de les déposer sur le char, le meunier avec son âne, la bergère et ses moutons. De retour au village, il aime observer les joueurs d’échec tendus au milieu d’une partie interminable, les danseurs qui s’entraînent sur la place devant l’église ou encore le vendeur de poissons qui bonimente pour attirer le client, mais ce qu’il préfère, à l’heure de la récréation, c’est épier de loin les enfants qui jouent à la marelle, à chat ou à cache-cache. Il s’amuse de les voir se poursuivre, se jouer des tours ou se réconcilier après une dispute. Bien sûr, il admire surtout sa fille, la petite dernière, avec ses nattes et sa robe bleue. Il ne se lasse pas de la regarder, mais de loin évidemment. Son cœur de père trésaille si d’aventure elle tourne la tête vers lui et esquisse un petit sourire sans montrer qu’elle l’a aperçu.

Quand le soir vient, il s’arrête au bistrot pour boire un verre avec ses amis. Depuis le temps qu’ils se côtoient, ils connaissent leurs habitudes, leurs petits secrets, leurs défauts aussi. Par ailleurs, la terrasse du bistrot est un endroit privilégié pour observer les gens qui passent. Et justement, Luciano a remarqué depuis quelques jours un nombre inhabituel de voyageurs. Il se demande pourquoi tous ces gens viennent dans leur village à ce moment-là. Il a apporté des paquets à l’hôtel le matin même. La réception était envahie de personnes qui cherchaient une chambre. Et la veille, sur le chemin d’habitude si calme le long du petit ruisseau, là où la bergère s’arrête souvent avec ses moutons, il a croisé d’abord un couple endimanché, puis un homme avec une cape et un grand chapeau et enfin un homme et une femme qui marchaient très lentement parce que la dame était enceinte. Tout cela intrigue beaucoup Luciano, à tel point qu’il regarde dans le vague, pensif, et ne prend pas garde à ce que dit son voisin, le garde-champêtre. « Je ne sais plus où donner de la tête. Il y a tant de voyageurs ces jours-ci qu’on m’appelle sans cesse pour retrouver un bagage ou un enfant égaré, pour dénicher un lit libre. Hier, on est venu me chercher au milieu de la nuit parce qu’un homme recherchait son chien ! Ils viennent tous ici parce qu’ils doivent se faire inscrire personnellement dans un registre d’état civil. C’est bien du dérangement pour peu de chose… »

Luciano n’a rien écouté, mais il vient d’apercevoir sa femme passer entre deux maisons de l’autre côté de la place. Il dépose quelques pièces sur la table et se lève en grommelant quelques salutations. C’est qu’il aime par-dessus tout ce moment de la fin de la journée, alors que le soleil se couche, que les ombres s’allongent, que l’air frais apporte un frisson de gaîté. Il aime par-dessus tout ouvrir la porte de sa maison, sentir l’odeur de la lavande et du feu qui crépite dans la cheminée, s’asseoir un instant ou mettre la table pour le repas, écouter sa femme et ses filles raconter en détail leur journée. C’est un instant de pur bonheur qu’il apprécie soir après soir à tel point qu’il serait bien difficile de le faire sortir de chez lui une fois la nuit tombée.

Ce soir-là, en rangeant sa sacoche, il aperçoit une petite enveloppe entre deux plis de cuir. Il est bien étonné de ne pas l’avoir vue plus tôt. Elle est destinée à Bertrand, un vieil homme qui habite à l’autre bout du village, près du champ d’oliviers. Cette petite enveloppe pourrait bien attendre le lendemain. Luciano pousse un gros soupir. A ce moment-là, Lucille passe à côté de lui et demande : « Que se passe-t-il, Papa ? Pourquoi soupires-tu comme ça ? » Perplexe, Luciano lui montre la lettre destinée à Bertrand. Lucille s’écrie : « C’est écrit IM-POR-TANT sur le bord de l’enveloppe. Laisse-moi l’apporter. Bertrand est le grand-père de Léon. Je sais où il habite, il est dans ma classe. Mais c’est bizarre, Bertrand est aveugle, comment se fait-il qu’il reçoive une lettre ? »

Luciano répond : « Là n’est pas la question. Vas-y vite, mais prends garde aux cailloux sur le chemin, il fait bien sombre ce soir ! »

Lucille, toute excitée, enfile sa veste, prend l’enveloppe et quitte la maison en courant. Elle traverse les rues du village et arrive tout au bout, devant la maison de Bertrand. Elle frappe à la porte. D’abord, personne ne répond. Elle frappe encore, plus fort. Une fenêtre s’ouvre à l’étage et une vieille femme s’écrie : « Qui est là ? Que veux-tu ? Pourquoi frappes-tu si fort ? » Lucille s’écrie : « J’apporte une lettre pour le vieux Bertrand. C’est important ! » « Mais Bertrand n’est pas là ! », répond la dame, « il est parti avec Léon, du côté de la bergerie. Des bergers sont venus les chercher. Ils faisaient du bruit et de la musique. Bertrand est parti avec eux. » « Merci beaucoup ! Je vais les rejoindre ! »

Lucille reprend son chemin en sautillant. En sortant du village, les pavés font place aux petits cailloux. Cela ne dérange pas Lucille qui est si excitée à l’idée de retrouver Léon et son grand-père. Elle se demande bien ce qu’ils font là-bas près de la bergerie. Alors qu’elle s’approche, elle entend des cris et de la musique. Il y a beaucoup de monde, des gens du village, des enfants de l’école, des bergers, mais aussi des voyageurs et des gens qui ont l’air important. La porte de la bergerie est ouverte et il y a de la lumière à l’intérieur. Des gens font la queue pour entrer, mais il n’y a pas assez de place pour tout le monde. Alors les autres discutent ou font de la musique en attendant.

Curieuse, Lucille s’approche de Léon et de Bertrand et demande : « Mais que faites-vous tous ici dans l’obscurité ? C’est le moment de manger ! » Léon répond : « Un petit bébé est né ce soir dans la bergerie. Tout le monde est venu le voir ! » Lucille est très étonnée, mais elle n’oublie pas la raison de sa venue et place la lettre dans les mains de Bertrand. Bertrand déchire l’enveloppe et donne le feuillet à Léon : « Lis mon garçon ! » Léon lit lentement :

« Habitants de la terre, soyez pleins de joie. Aujourd’hui dans votre pays est né un sauveur. Il apportera la paix et le bonheur à tous ceux qui s’approcheront de lui ! »

Bertrand s’écrie : « Ecoutez, écoutez tous, c’est important ! » Le silence se fait, les discussions et les chants se sont tus. Léon lit encore une fois, d’une voix forte :

« Habitants de la terre, soyez pleins de joie. Aujourd’hui dans votre pays est né un sauveur. Il apportera la paix et le bonheur à tous ceux qui s’approcheront de lui ! »

Lorsqu’il finit de lire, une nouvelle musique s’élève. Elle semble venir des nuages, ou des étoiles. Tous ceux qui sont là se mettent à chanter aussi : « Gloria, gloria in excelsis Deo. »

Lucille ouvre ses yeux et ses oreilles, son cœur explose de joie. Elle aura beaucoup de choses à raconter à son papa, mais avant de rentrer, elle va se faufiler entre les grandes personnes pour voir ce bébé…

Ketsia Hasler
Noël 2016