Elle regarde au loin, perdue dans ses pensées, appuyée sur le rebord en bois de sa fenêtre ouverte. Ses yeux dépassent le Lac de Gruyère et vont se perdre à l’horizon.

Jeanne, Grand-Mère Jeanne comme tout le monde l’appelle à Botterens, a toujours vécu dans cette belle maison, décorée de tavillons, au bord de la route. L’entrée se trouve sur le côté, permettant de prendre le frais, sur l’une des deux chaises disposées le long de la façade. Elle est née dans cette maison il y a bien des années, elle y a grandi, y a connu ses premiers émois lorsque le commis Gaston venait prendre son petit déjeuner. Plus tard, jeune mariée, elle a donné naissance à sa fille ainée, Justine, puis à ses six frères et sœurs. C’est une vie bien remplie que Jeanne a passée dans cette maison, simple et travailleuse, mais heureuse aussi.

Aujourd’hui, Jeanne est préoccupée. Elle regarde le ciel comme si elle pouvait y déceler le temps des semaines à venir. C’est le mois de novembre. Les feuilles sont presque toutes tombées, les dernières tourbillonnent au souffle du vent. Les enfants les ramassent et en font des couronnes ou des guirlandes. Jeanne est préoccupée, elle se demande si Noël sera blanc ou si, comme ces dernières années, la terre restera sombre et humide. Dans sa famille, il y a une tradition : « Sans Noël blanc, pas de Noël !» Lorsqu’elle était petite, c’était sa plus grande peur, que la neige n’apparaisse pas et qu’elle soit privée de cette belle fête de lumière et de chaleur. Elle n’attendait pas de cadeau somptueux, une orange ou une barre de chocolat, rien de plus, mais elle se réjouissait du bon repas, des histoires partagées au bord du poêle et des yeux scintillants à la lumière des bougies. Jusqu’à présent, la tradition s’est maintenue « sans Noël blanc, pas de Noël ».

Or, depuis quelques années, la terre est restée brune et son cœur est resté triste. Elle sait bien que cela arrange certains de ses enfants et petits-enfants qui profitent de la trêve familiale pour dévaler les pistes enneigées à plus haute altitude. D’autres sont soulagés d’échapper aux repas interminables autour de la longue table parée de toutes ses rallonges.
« Que se passe-t-il, Grand-Mère Jeanne ? » Perdue dans ses pensées, Jeanne a laissé échapper un lourd soupir et elle n’a pas entendu entrer Joséphine, la petite dernière qui habite tout à côté et entre souvent à l’improviste chez sa grand-mère.
« Ma petite Joséphine, je me demandais si la neige allait revenir cet hiver… »
Joséphine regarde la vieille dame de ses grands yeux étonnés :
– Ne t’en fais pas Grand-Mère Jeanne, s’il n’y a pas de Noël, je t’offrirai mon cadeau à Nouvel An, comme le font mes parents !
– Ce n’est pas pour les cadeaux que je m’inquiète. J’aime tellement vous avoir tous autour de moi le jour de Noël.
– Comme à la Bénichon ?
– Comme à la Bénichon ! (Encore heureux, la Bénichon a lieu par tous les temps, qu’il vente, qu’il pleuve ou que le soleil brille ! pense-t-elle pour elle-même.)
– Ne t’inquiète pas, Grand-Mère Jeanne…
La petite s’en va avec un sourire malicieux. La vieille dame pousse encore un long soupir, referme la fenêtre, rabat le rideau orné de dentelles et sort son torchon à poussière.

Joséphine retrouve sa maman et la presse de questions :
– Pourquoi on ne fête pas Noël s’il n’y a pas de neige ?
– C’est une tradition, une tradition familiale.
– Et qui a inventé cette stupide tradition ?
– Pourquoi stupide ?
– Parce qu’elle nous empêche de fêter Noël, même si on en a envie !
– Tu sais bien que tu recevras quand même tes cadeaux à Nouvel An !
– Oui, mais Noël, ce n’est quand même pas seulement les cadeaux !
– Ah bon, c’est quoi encore ?
– Les bougies, le bon repas, les chants, la Messe de minuit… Alors qui a inventé cette stupide tradition ?
– Je ne sais pas, peut-être mon grand-père ou mon arrière-grand-père ou alors mon arrière-arrière-grand-père…
– Et pourquoi donc ?
– Peut-être qu’il n’aimait pas les fêtes, ou qu’il voulait économiser un peu d’argent. Mais cela ne devait pas arriver souvent. En ce temps-là, il y avait beaucoup plus de neige.

Joséphine regarde par la fenêtre, songeuse :
– Et si la neige ne revenait jamais, il n’y aurait plus jamais de Noël ?
Sa maman soupire et répond, fatiguée :
– Tu poses trop de questions !

L’après-midi même, Joséphine attend le bus avec son cousin Philippe. C’est toujours un moment de confidences : ils sont les derniers cousins à se rendre à l’école primaire à Broc, les autres sont déjà plus grands.
– Dis Philippe, si la neige ne revenait jamais, tu crois qu’il n’y aurait plus jamais de fête de Noël ?
Philippe est surpris par la question, il n’y a jamais pensé :
– Qu’est-ce que cela change ? De toute façon, tu reçois tes cadeaux à Nouvel An !
– C’est pas ça, mais Grand-Mère Jeanne est vraiment très triste quand il n’y a pas de fête de Noël. Elle aime tellement nous avoir tous autour de la table. Elle dit que nos yeux brillent comme des étoiles. Cela fait déjà trois ans de suite que la neige est venue à la fin novembre ou au début décembre, puis elle est repartie, et à Noël la terre était brune. Léon était bien content d’aller skier en Valais et Bernard de faire la fête avec ses copains à Lausanne plutôt que de rentrer à Botterens. Mais Grand-Mère Jeanne était toute triste. Tu crois que si la neige ne revenait pas cette année encore, elle pourrait mourir de chagrin ?
– Oh non, il ne faut surtout pas que cela arrive. Ce serait beaucoup trop triste, surtout à Noël !
– Mais j’ai bien peur ! En plus, j’ai entendu le vieil Oscar, il disait : cette année, les hirondelles sont parties tard, nous n’aurons pas de neige avant janvier. Il faut qu’ils remplissent leur citerne à la Berra pour fabriquer l’or blanc.
– Ça me donne une idée, s’écrie Philippe !
– Quoi donc ?
Il chuchote si doucement que plus personne ne les entend dans le bus.

Pendant des semaines, Joséphine ne parle plus de neige, ni de Noël. Chaque fois qu’elle voit sa grand-mère, elle lui donne un baiser malicieux en la quittant et lui glisse à l’oreille : « Ne t’inquiète pas Grand-Mère Jeanne ! »

Le 24 décembre approche. La prédiction d’Oscar a dit vrai : les canons à neige crachent tant et plus le long des pistes ; les rares sportifs se suivent sur des rubans blancs au milieu des pâturages. Mais autour de la maison de Jeanne, la terre est brune. Lorsqu’elle ouvre sa fenêtre chaque matin, elle regarde au loin à l’horizon, elle pense à ses enfants et petits-enfants dispersés dans le canton, elle essuie une larme du revers de la main. Quand elle songe à Joséphine, elle pousse un soupir et ferme la fenêtre en esquissant un pâle sourire.

Le 23 décembre, Léon prépare ses skis et Bernard appelle ses copains. Noël n’aura pas lieu cette année encore, la météo est formelle.
Et pourtant, au matin du 24, le jardin de Jeanne est blanc, ses fenêtres sont couvertes de flocons. Elle appelle ses enfants l’un après l’autre : « Je vous attends ce soir sans faute, mon jardin est blanc ! C’est Noël ! » Ses enfants s’exclament l’un après l’autre, ce n’est pas possible, il n’a pas neigé à Botterens ! Aucun d’eux cependant n’ose contredire sa mère et ils arrivent tous à la tombée de la nuit. Ils frappent à la porte, ils s’embrassent, déposent les cadeaux sous le sapin et s’assoient autour de la grande table. Leurs yeux brillent comme des étoiles.

Jeanne est toute émue de les voir ainsi rassemblées. Après avoir dégusté la dinde et les marrons, elle frappe doucement sur son verre pour obtenir le silence.
« Mes chers enfants, mes chers petits-enfants, je vous remercie du fond du cœur d’être tous rassemblés autour de cette table. Ni vous ni moi ne savons si nous serons encore de ce monde au prochain Noël. C’est pourquoi, je suis si heureuse aujourd’hui de cette belle fête.
Je vous pose une question : Et si la neige ne revenait jamais, laisserions-nous à jamais passer la joie de nous retrouver et de fêter Noël ensemble ? Et si la neige ne revenait jamais, oublierions-nous la chaleur familiale, la joie des chansons et l’appel des cloches à minuit ?
Pour nous aujourd’hui, Joséphine et Philippe ont décidé que l’amour de la famille est plus fort qu’une tradition venue d’on ne sait où… Ils ont su rendre blanc mon jardin pour que nous vivions ce Noël ensemble… »

Tous les yeux se tournent vers Joséphine et Philippe qui baissent les yeux en rougissant. Jamais ils n’ont raconté comment ils sont allés chercher des ballots de laine blanche dans le grenier de leur grand-tante tisserande, comment ils l’ont répandue sur le jardin, comment ils ont découpé des centaines de flocons de papier et les ont attachés en guirlandes aux fenêtres de Jeanne, puis comment ils ont dispersé des brisures de meringue sur le rebord des fenêtres…

Depuis cette année-là, chaque soir de réveillon, qu’il neige ou qu’il vente, des chants de Noël égaient la maison de Jeanne et une longue ribambelle de cousins se dirige vers l’église à minuit…

Automne 2019
Cette histoire a été publiée dans le recueil “Et si la neige ne revenait pas”
aux Editions Montsalvens