C’est un homme sans histoire. La cinquantaine bien sonnée, casquette sur la tête, habits bruns ton sur ton, besace en bandoulière, il prend le train tôt chaque matin pour se rendre à son bureau dans la capitale, traiter les affaires de la nation comme on classe des papiers, sans émotion et sans passion. Une vie lisse, sans aspérité.

Il y a quelques mois, il a reçu sur son bureau une étrange missive. Une femme souhaitait le rencontrer, elle avait découvert son portrait dans le journal d’information interne de la Confédération et retrouvé son adresse dans l’annuaire des employés fédéraux. Il avait alors répondu à l’adresse email mentionnée, disant qu’il n’était pas intéressé par une telle aventure, mais les allusions sensuelles et les propositions suggestives instillées dans les courriels suivants avaient eu raison de son indifférence et de sa retenue. Il s’était peu à peu laissé aller à une désinvolture inhabituelle. Ce brin d’imprévu et de mystère n’était pas pour lui déplaire dans sa vie trop réglée, trop parfaite, trop solitaire.

Rendez-vous avait été pris dans la ville au bord du grand lac, en fin de journée. Il avait réservé une chambre dans un petit hôtel loin des quais. Le matin du jour tant attendu, il avait pris le train comme d’habitude, traînant une petite valise, il s’était rendu à son travail. Il avait passé la journée à guetter le voyage des aiguilles sur le quadrant, à vérifier qu’il avait bien emporté sa réservation d’hôtel… Juste avant de quitter son bureau, il avait arraché le feuillet du calendrier pour griffonner le numéro de téléphone portable indiqué dans le dernier courriel de celle qu’il avait grande hâte de retrouver.

Ce matin-là, il ouvre les yeux, secoue la tête comme sortant d’un mauvais rêve. Il tourne la tête et aperçoit la lettre posée à côté de ses lunettes. Il se passe la main sur le front et pousse un long soupir. Comment a-t-il pu en arriver là ? Comment a-t-il pu se laisser prendre au piège si facilement ? Comment a-t-il laissé dériver sa vie jusque là si bien contrôlée et organisée ?

Il vient de passer quatre jours insensés. Vibrant d’émotion, joues pivoine, paumes moites, cœur battant la chamade à l’instant où il apercevait sur le débarcadère dans le soleil couchant celle qu’il n’avait entrevue jusqu’alors qu’en photos (du moins le croyait-il encore!). Amoureux transi, larme à l’œil, sursautant au moindre changement d’ambiance alors qu’ils étaient assis côte à côte au cinéma, regardant un film dont il aurait été bien incapable de balbutier le moindre résumé. Avalant un sandwich à la va-vite, regardant sa montre à tout instant, oubliant sa casquette sous sa chaise, au moment de la rejoindre pour leur dernière promenade. C’est là, sous les arbres du parc qu’elle lui avait laissé son rouge à lèvres en souvenir, entouré d’un fin velours, il portait encore son délicat parfum.

Il flottait alors sur un nuage, il ne pensait plus à rien, il avait abandonné sans s’en apercevoir ses idées étriquées sur les rencontres hasardeuses, sa façon bien ancrée de peser le pour et le contre en chaque circonstance et même l’habitude immuable de téléphoner tous les soirs à sa vieille maman pour lui raconter les détails insignifiants de sa pauvre existence monotone.

La surprise n’en avait été que plus brutale le soir précédent. Lorsque la réceptionniste lui avait téléphoné, alors qu’il venait de rejoindre sa chambre, pour lui dire qu’une lettre avait été déposée pour lui, il était descendu les escaliers le cœur battant, préférant ne pas attendre l’ascenseur. Une simple enveloppe blanche, son nom inscrit soigneusement sur le dessus, d’une écriture maintenant bien connue qui faisait battre son cœur encore un peu plus vite. Remontant les escaliers quatre à quatre, il avait déchiré l’enveloppe d’un geste précis de l’index. Assis sur le bord du lit, son visage s’était défait à mesure que ses yeux balayaient la page. La belle, admirée, caressée, écoutée pendant quatre jours n’était autre que la petite fille qui avait été accueillie par ses propres parents. Elle avait grandi à ses côtés comme une petite sœur, puis l’adolescence l’avait emportée aussi brusquement qu’un ouragan. Elle avait claqué la porte après une dispute avec ses parents de substitution, disparu définitivement de leur vie et laissé celui qui se considérait comme son grand frère sans nouvelles, la peur au ventre, les nuits peuplées de cauchemars, la lassitude et la déception remplaçant peu à peu les espoirs et les interrogations. Adulte, il l’avait reléguée au rang des souvenirs à n’évoquer sous aucun prétexte, parvenant presque à l’oublier. Il ne comprenait pas comment il avait pu se laisser berner si facilement, comment il était tombé dans ses filets tel un débutant, comment il n’avait décelé aucun des indices pourtant placés bien en évidence sur ce chemin de reconquête. Il avait cru à une histoire d’amour et il avait face à lui une petite fille qui cherchait à raccommoder sa vie à tout prix. Il avait attendu une passion dévorante et il n’acceptait pas d’être l’objet d’un amour naïf et enfantin. La déception était trop cuisante. Sa décision était prise et elle était irrévocable. Il quitterait la ville le matin même pour ne plus jamais y revenir. Il avait trop souffert pour laisser une porte entrouverte. Bien que cassé à l’intérieur, il reprendrait sa petite vie bien confortable et bien réglée, comme si rien ne s’était passé, en se tenant sur ses gardes de manière à ne plus jamais se laisser aller à écouter les voix de sirènes entêtantes.

 

Ecrit dans le cadre d’un atelier d’écriture en ligne, en janvier 2017
http://ecriturecreative.fr