Il lit depuis des heures. C’est son seul passe-temps puisque tout mouvement lui est interdit. Soudain, il lâche son livre. Une cigale passe et il s’envole, emporté sur son dos.

De bond en bond, le déplacement est soutenu par le stridulement des ailes qui frottent contre le thorax beige et brillant, semblable à une armure. Les herbes se dressent vers le ciel, tiges élancées et fermes, rassemblées en forêt. Des insectes s’y meuvent. Il aperçoit des fourmis, des mouches et d’autres cigales. Mais son fier destrier se déplace rapidement sans prendre le temps de la conversation. Le paysage microcosmique défile rapidement. Les herbes folles font place à une étendue de sable et de galets, jolis cailloux ronds et lisses. Un fleuve impétueux s’étale devant leurs yeux. L’eau scintille, mais les flots mugissent. D’instinct, il ferme les paupières et se sent emporté dans les airs par un bond plus haut que les autres. Ils survolent l’étendue d’eau, puis un large champ labouré avant de se poser par à-coups et soubresauts à la lisière d’une forêt où poussent des arbres gigantesques. Le vent fait onduler les branches dans un doux bruissement. La cigale s’arrête sur la terre meuble et il pose ses pieds sur le sol au moment où il entend un petit garçon crier : « Où est mon livre ? Où est mon livre ? »

Il s’approche et demande :

  • Que se passe-t-il ? Pourquoi cries-tu ?
  • J’ai perdu mon livre ! Je le cherche depuis ce matin, mais je ne le trouve pas.

Il est bien mignon ce petit garçon avec ses cheveux d’or, de la couleur des blés et son air égaré.

  • Veux-tu que je t’aide à le chercher ?
  • Oh, oui, je suis tellement triste. Comment t’appelles-tu ?
  • … Qu’y a-t-il de si précieux dans ton livre ?
  • Un bateau, un ba-teau…

Alors ils montent dans la barque, le petit et le grand, se tenant par la main. L’amarre se détache et la barque vogue sur la rivière. L’eau est calme et scintillante. Le paysage des déroule devant leurs yeux : de petits villages, des forêts de sapins, des champs de blé et de maïs. Ils aperçoivent même des chevreuils venus se désaltérer. Le plus jeune pousse des cris de plaisir. Ils font signe à un paysan qui guide ses chevaux au bord de l’eau pour se rafraichir et aux enfants qui traversent le pont de bois au-dessus d’eux en se rendant à l’école. La barque continue sa course, le courant s’accélère, le rivage défile de plus en plus vite. Ils ne distinguent plus les détails des maisons. Le lit de la rivière se resserre et de gros rochers bordent ses rives. Soudain, la barque oscille au haut d’une chute. Les deux nouveaux amis n’ont que le temps de crier et de fermer les yeux avant de se sentir propulsés vers le bas. Ils tombent, ils tombent, ils tombent. C’est comme s’ils étaient suspendus, comme si le temps s’était arrêté et que la cascade n’avait pas de fond. Enfin, le choc… L’eau les environne de partout. Le plus jeune se débat et agite les bras, cherchant à agripper son compagnon pour remonter à l’air libre. De longues secondes passent dans le noir le plus absolu, jusqu’à ce qu’une lumière jaillisse sur la droite attirant les deux naufragés. Ils se retrouvent au pied du phare, à bonne distance d’un immense château. Ils se secouent et s’ébrouent comme de jeunes chiens et se dirigent vers l’édifice sans mot dire. La lourde porte s’ouvre devant eux et ils pénètrent dans un long corridor sombre, puis dans un immense salon désert. Impossible de compter les fauteuils, les canapés et les étagères recouvertes de bibelots.

Le garçonnet court dans tous les sens, cherchant son livre sous les coussins et sur le rebord des fenêtres. Sans y prêter attention, il porte un doigt à sa bouche et s’écrie : « Cette table est en chocolat ! » Ils s’en donnent alors à cœur joie, croquant un accoudoir de nougat, un anneau de rideau en caramel, une bordure de coussin en marshmallow… Tout à coup, un sifflement se fait entendre. Un courant d’air glacé les pousse dans le dos, ouvrant les portes devant eux, dans un dédale de pièces somptueuses, mais toujours désertes et silencieuses.

A pas feutrés, se tenant par la main, ils avancent et regardent à gauche et à droite. Le livre du petit ne serait-il pas caché derrière un paravent ou au pied d’une tapisserie ? Arrivés au bas d’un escalier, ils entendent un rire cristallin. Ils montent les marches à toute allure. Parvenus sur le palier, la lumière s’éteint. Ils cherchent une issue à tâtons. C’est d’un coup de pied involontaire que Clément, le plus âgé, ouvre une porte dissimulée, découvrant une vaste pièce dans laquelle sont assemblés de nombreux convives autour d’un magicien et d’un conteur. Les adultes comme les enfants, habillés de longues robes ou de redingotes, sont suspendus aux lèvres de ce dernier. Il clame d’une voix mystérieuse : « Tout était calme dans la clairière. Pas un bruit, pas un craquement. C’est alors qu’une alouette arrive et frôle le sol… » Les deux amis sautent sur le dos de l’oiseau, serrés l’un contre l’autre à califourchon. Ils s’agrippent aux plumes brunes pour ne pas tomber et ils passent par la fenêtre ouverte.

Le ciel est bleu, parsemé de légers nuages blancs. L’alouette s’élève de plus en plus et traverse un petit cumulus. C’est comme un doux brouillard rafraichissant. Clément et Léon éclatent de rire et essaient d’écarter des pans de nuage pour voir où ils vont. L’oiseau semble déterminé et poursuit son vol vers l’ouest. La vue est alors dégagée et les voyageurs aperçoivent le paysage qui s’étale sous leurs pieds comme un tapis. Des villages, des champs, des forêts, ils voient tout en miniature. Léon, le premier, voit une large bande de sable blond et plus loin encore les vagues. Il s’exclame : « Regarde, regarde, voilà la mer ! »

L’alouette se retourne et s’écrie : « C’est bientôt fini toute cette agitation ! Ça tangue ! » Léon se tait et appuie sa tête contre l’épaule de Clément. Il est fatigué et voudrait retrouver son livre pour rentrer à la maison.

L’oiseau aussi semble fatigué. Il perd de la hauteur. Passant sur les premières vagues, suivant le rivage, il est si proche de l’eau que l’écume mouille les pieds de ses passagers. « Attention, le voyage est bientôt terminé ! », crie l’alouette qui se pose en quelques sauts sur un pré. Les deux aventuriers sont un peu secoués et culbutent dans l’herbe épaisse. Ils se relèvent en riant. Léon retrouve quelques miettes de gâteau dans sa poche et les donne à l’alouette, épuisée, pour la remercier.

Clément, de son côté, observe les alentours et aperçoit la place du marché dans le village tout proche. On entend de la musique et le brouhaha caractéristique des foires animées.

Il appelle son compagnon tout en se dirigeant dans cette direction. « Léon, viens, on va chercher ton livre au village ! » Léon traine les pieds, mais quand Clément lui ébouriffe les cheveux, il retrouve son courage et court vers les stands de toutes sortes. Le premier étal est couvert de bonbons : des fraises tagada, des sucres d’orge, de la réglisse, des boules de gomme, du nougat… Léon se sert à pleines mains et remplit sa bouche, le jus sucré coule au coin de ses lèvres, tout en sourire. Il ne peut plus parler, mais il a si soif ! Clément survole la rue des yeux, cherchant une fontaine ou un stand de boissons. Son regard est attiré par certains visages qui lui semblent familiers. Tout à côté, on dirait son ancienne institutrice, et là-bas sa voisine. Lorsqu’il aperçoit enfin un stand de jus et de sirops, il s’étonne de reconnaitre sa grand-mère derrière l’étalage de boissons. Ils se dirigent vers elle. Clément fait mine de ne pas la reconnaitre. « Oh, mais c’est mon petit Jeannot ! » Clément déteste ce surnom stupide qui le fait penser à un lapin. Justement, un lapin blanc passe en courant, sortant une montre de sa poche. « Oh là, là, je suis en retard. Je vais rater mon train ! »

Ouh, ouh, ouhhhhh ! Le train s’arrête en sifflant, les roues crissent sur les rails, faisant voler des étincelles. Les portières claquent. Clément et Léon montent dans le compartiment qui s’ouvre devant eux. Ils s’assoient confortablement à côté de la fenêtre bordée de petits rideaux à carreaux. Le train se remet en marche et serpente dans la campagne. Le contrôleur arrive : « Vos billets, s’il vous plait ! »

Ce n’est pas un contrôleur, c’est le magicien du château. Il fait surgir des tickets de sa manche, de derrière son oreille ou même de ses chaussettes et les tend aux voyageurs.

Léon veut descendre à la prochaine gare pour chercher son livre. Aussitôt, le train freine en sifflant. Nos deux voyageurs descendent.

C’est une jolie petite gare. Léon en a vite fait le tour. Il regarde sur les bancs, sous les bancs, sur les présentoirs d’excursion… Son livre n’est pas là. « Il nous faudrait un nouveau train », soupire-t-il. Sifflement, freinage, ouverture des portes. Ils peuvent poursuivre leur expédition.

En montant dans le train, Clément, fatigué à son tour, se demande : « Un livre, un livre, est-ce si important, un livre ?» Il se laisse tomber sur la première banquette libre. Ce n’est qu’en relevant la tête qu’il réalise qu’il fait face à sa grand-mère et à son ancienne institutrice. « Ça alors, Clément, comme cela fait plaisir de te revoir ! Descendez-vous aussi à la prochaine gare ? De toute manière, c’est le terminus ! »

Les deux compères se dépêchent de descendre. Clément aperçoit immédiatement une ancienne cabine téléphonique transformée en cabane à livres. Il entraine Léon en le tirant par la main. La porte est difficile à ouvrir, il faut d’abord débloquer un crochet pour accéder à cette boite à trésors. Sur toutes les étagères, des livres sont alignés. Des histoires coquines tout en haut, des romans d’aventure en dessous, puis de beaux volumes illustrés de photographies… Léon, lui, est accroupi sur le sol, à côté de plusieurs piles de livres mal rangés. Soudain, il pousse un cri : « Ça y est ! Je l’ai retrouvé ! » Clément plie ses longues jambes pour se mettre à sa hauteur. Il découvre alors ce livre tant apprécié. Le coin des pages est écorné, tant elles ont été tournées. Sur chacune d’elles, un moyen de transport avec son nom écrit en grosses lettres en-dessous, un train, un autocar et le bateau si cher à Léon. Celui-ci tourne les pages, tout doucement, savourant le bonheur d’avoir retrouvé son trésor. Il tourne lentement la dernière page et articule distinctement : « Pa-ra-chu-te ! »

Dans un coup de vent, Clément n’a que le temps de s’accrocher fermement aux cordes, de tirer d’un côté et de l’autre, il se sent soulevé par les airs, puis tourbillonner, attiré irrémédiablement vers le sol. La terre se rapproche rapidement, les maisons et les arbres grandissent sous ses yeux. Il se prépare à l’impact et ferme les paupières. Son pied heurte un livre. Emmitouflé dans la toile multicolore, il retrouve son livre de Balzac, à la page qui était restée ouverte : « Souvent, j’ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brin d’herbe. »

Ketsia Hasler
Janvier 2022