Texte écrit pour le concours de la Société des écrivains vaudois (thème: Sur la corde raide, 2018)

Elle avance, elle marche droit devant elle. Cela fait des mois qu’elle avance sans réfléchir. Elle sait bien que si elle réfléchit, elle risque de tomber. Alors, elle avance, elle pose un pied devant l’autre et elle avance. Elle fixe l’horizon et avance un peu, encore un peu, toujours plus loin, sans réfléchir.

Tout au long de la journée, ses gestes sont mécaniques et répétés. Se lever, s’habiller à la hâte, préparer le repas des enfants, ranger la cuisine, partir en courant vers l’arrêt de bus, déposer le plus jeune à la crèche, la plus grande chez sa copine, poursuivre encore plus rapidement à travers les rues, prendre le courrier, trier les enveloppes, envoyer des factures, vérifier des notes, répondre au patron, avaler un sandwich, assister à une réunion, faire des propositions, prendre note, empaqueter ses affaires, faire quelques courses, récupérer les enfants, préparer le repas, ramasser les jouets qui traînent, donner le bain, distribuer des bisous, se recoiffer pour ne rien laisser paraître, converser avec son mari, s’écrouler sur son lit…

Avancer, courir un peu, avancer encore, sans réfléchir, passer un jour, puis un autre, toujours plus loin vers l’horizon. C’est qu’elle n’a personne sur qui s’appuyer. Sa sœur est partie à l’aventure à l’autre bout du monde. A elle donc de prendre soin de leurs vieux parents, de les visiter, de les emmener chez le médecin et de s’inquiéter que les traitements soient bien suivis.

Elle a bien quelques amies. Elles sortent parfois le week-end au cinéma ou au restaurant, échangent quelques banalités sur leurs vies respectives, mais chacune montre une façade lisse, sans faille…

Et ses collègues, ils ressemblent à une meute d’hyènes. Chacun cherche à mordre ou à rire de la chute de l’autre. Le patron entretient cette rivalité, distribue sourires et coups bas, flatteries et moqueries. Lorsqu’il ouvre la bouche, elle a envie de se boucher les oreilles et de se cacher aux toilettes, mais elle fait bonne figure, sourit et acquiesce sans broncher.

Elle avance encore, sans réfléchir, elle sait bien que si elle regarde à gauche ou à droite, elle va tomber. Elle s’accroche, elle se cramponne. Elle se dit que si elle se montre suffisamment obéissante, elle obtiendra peut-être l’augmentation promise à la fin de l’année. Elle s’accroche et pose un pied devant l’autre, en fixant l’horizon.

Depuis peu, assez souvent, elle s’immobilise un instant, au coin d’un couloir, en pleine rue ou au milieu de sa cuisine, le souffle court. Le sang bat à ses tempes. Elle ne voit plus rien. Son cœur s’emballe et son pouls s’accélère. Une seconde de panique, elle jette des regards affolés de tous côtés. Puis elle prend une profonde respiration, pousse un grand soupir et repart. Sans réfléchir, elle pose un pied devant l’autre.

Jusqu’où ira-t-elle ? Jusqu’à quand tiendra-t-elle ainsi ? Elle n’en sait rien, elle s’interdit d’y penser, comme elle s’interdit de penser à ses enfants qu’elle élève sans attention, à son mari qu’elle côtoie sans plus le connaître… Il faut tenir, il faut continuer, il faut s’accrocher sans rien laisser paraître… Elle compte les jours jusqu’à la fin de la semaine, les semaines jusqu’au prochain congé et elle s’accroche. Elle ne peut rien lâcher, il faut amener les enfants à l’école, il faut faire la lessive, il faut faire les repas, il faut faire les courses, il faut, il faut, il faut… Alors elle continue…

Lorsqu’elle marche dans la rue, vers l’arrêt du bus, elle se sent emportée par la marée humaine. Elle ne prend pas garde aux gens qui l’entourent. Elle prête attention aux jointures des pavés. Elle se dit que si elle suit une ligne droite, si elle pose ses pieds sur cette ligne sans la quitter, il ne pourra rien lui arriver. Alors elle marche, elle avance…

Un de ces derniers matins, elle finissait de ranger la cuisine. Elle n’était pas en avance, elle aurait déjà dû être partie. Un geste maladroit et le berlingot de lait s’est renversé sur le plan de travail. Elle a senti toute son énergie fondre en elle et s’échapper par les pieds. C’est comme si le poids du monde s’abattait à ce moment sur ses épaules. Elle aurait pu s’asseoir sur le sol et pleurer enfin toutes les larmes de son corps. Le lait s’étalait sous ses yeux, envahissant chaque recoin. Elle a saisi l’éponge et s’est mise à essuyer. Cette tâche lui paraissait interminable. Impossible qu’elle arrive à l’heure au travail ; or, son patron ne supporte aucun retard. Elle voulait le prévenir, mais elle se mouvait comme dans un rêve, au ralenti. Elle ne trouvait pas son nom dans le répertoire de son téléphone. Le lait continuait à couler le long de l’armoire et se répandait sur le sol. Impossible d’appeler, les lettres se brouillaient devant ses yeux, les numéros disparaissaient, son doigt glissait sans but sur l’écran. Sans savoir comment, elle s’est retrouvée au bureau, le geste machinal, le regard vide et absent, mais le visage souriant et impassible.

Chaque écart, chaque moment incontrôlé fait croître en elle un sentiment d’angoisse. Une angoisse sourde qui l’envahit peu à peu, mais qu’elle tient à comprimer, à écraser comme à l’aide d’un couvercle. Il faut travailler, il faut boucler les comptes, il faut s’occuper des enfants, il faut, il faut, il faut… Il faut, il faut, il faut…

Le réveil a sonné depuis quelques minutes déjà. Elle est assise sur le bord du lit, hébétée, le regard vide, enfoncé dans le tapis. Dans sa tête, tout est noir. Elle voudrait se lever, s’habiller, partir au travail, mais rien ne se passe. Aucune énergie, aucun élan, aucune lumière. Son cerveau est sur “off“, il ne s’allume plus. Sa respiration est lente et régulière. Elle reste là, assise…

Ketsia Hasler
juillet 2018