Angélique était une mère de famille accomplie. Elle vivait dans une jolie maison toujours bien entretenue et bien rangée. Elle élevait avec amour ses quatre enfants. Femme de pasteur, elle cherchait toujours à montrer le bon exemple. Souriante et accueillante, elle passait des heures à la cuisine pour satisfaire ses invités et faire honneur à son mari.

Comme elle n’était pas très bonne cuisinière, elle avait sélectionné avec soin quelques recettes qui lui permettaient de parer à toute situation: les tablées nombreuses, les invités arrivés à l’improviste, les anniversaires…

Elle connaissait ses recettes sur le bout des doigts, la plupart lui avaient été transmises par sa mère, sa grand-mère paternelle ou par sa vieille tante chez qui elle passait ses vacances lorsqu’elle était adolescente. Elle gardait ces recettes soigneusement conservées dans une grosse boîte en carton au fond de son armoire.

Solange était beaucoup moins organisée. Sa maison débordait de fleurs et de matériel de bricolage. Les tables étaient encombrées par des projets en cours de réalisation. Généreuse et spontanée, elle faisait un gâteau en claquant des doigts. Elle ne comprenait pas celles qui ne savent que faire d’un kilo de farine! Elle avait toujours un cadeau à apporter à une amie ou une idée à concrétiser sur le champ.

Un jour, Solange est invitée à dîner chez le pasteur après le culte du dimanche. Elle apporte un bouquet de fleurs de son jardin qui sent bon la menthe et la mélisse et une bougie de sa confection.

Solange trouve le repas délicieux, mais c’est surtout le dessert qui la réjouit. Ce gâteau a un goût si particulier. Il est à la fois frais et humide, sucré et acidulé. Son délicat goût de pêche rappelle l’été qui vient de finir. Et surtout, cette saveur ne s’évanouit pas comme celle d’autres pâtisseries. Solange garde en bouche un petit goût de «reviens-y». Elle aimerait bien en demander encore une petite part, elle hésite longuement, mais elle se retient, alors que ce petit goût si particulier hante toujours ses papilles!

Le repas est suivi d’une bonne tasse de café et de bavardages amicaux. Au moment du départ, Solange s’approche de la maîtresse de maison et la remercie pour son accueil et son merveilleux repas. Elle demande doucement à Angélique de bien vouloir lui donner la recette du dessert. Celle-ci refuse tout net: «Ah non, il n’en est pas question, c’est une recette de famille!»

Solange ouvre une bouche étonnée, mais ne répond rien. Elle ne peut comprendre qu’on garde une telle chose pour soi, qu’on refuse de partager une recette de cuisine, alors que cela ne prive en rien celui qui la donne et enrichit celui qui la reçoit. Cela la dérange surtout, il faut bien le dire, parce qu’elle garde en bouche ce goût de pêche incomparable et qu’elle brûle d’envie de reproduire ce délice!

Quelques mois plus tard, Angélique doit accompagner son mari à une soirée. Elle cherche quelqu’un pour garder ses enfants. Elle téléphone à Solange pour lui demander de lui rendre ce service. Celle-ci accepte avec plaisir.

Alors qu’elle est dans cette maison, assise à cette même table, alors que tous les enfants sont sagement endormis et que le chat ronronne sur son coussin, le souvenir d’un goût exquis fait saliver Solange qui passe doucement la langue sur ses lèvres. Une fraicheur irrésistible envahit sa bouche, la fatigue de la soirée disparait de ses membres et Solange se sent toute guillerette. Après une courte hésitation, elle se lève et commence à farfouiller négligemment sur les étagères. Comme elle ne trouve rien, le cœur battant, elle ne peut s’empêcher d’ouvrir délicatement la porte de l’armoire de la cuisine… C’est là qu’elle déniche la boîte à recettes. Ensuite, elle n’a plus qu’à recopier fébrilement celle du gâteau aux pêches. Pendant qu’elle écrit, chaque ingrédient fait ressurgir un nouveau détail, l’onctuosité de la crème, le croquant des biscuits, la douceur des pêches… Solange se lèche les babines, par avance.

Si vous avez la chance de déguster un jour ce gâteau (ailleurs que dans la jolie maison d’Angélique), c’est grâce à Solange! Cette recette, recopiée à la main sur un simple morceau de papier, a si bien voyagé qu’elle a été transmise de main en main jusqu’à la table à laquelle vous avez été convié…

 

Remarque:
Ce texte est intégré dans un recueil de nouvelles intitulé  Chut, regarde…
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