Ce serait l’histoire d’une femme qui court autour d’un terrain de foot. Les baskets frappent le tartan à intervalles réguliers. Au cœur de l’effort, alors que son cœur bat plus vite que d’habitude, que le souffle s’intensifie, que le sang afflue au cœur et au cerveau, elle invente des histoires. Je dis elle mais je pourrais dire moi. Il se trouve que moi aussi, je fais des tours de terrain, évacuant au gré des virages le trop-plein de la semaine écoulée, laissant s’évader les idées… S’agit-elle d’elle ou de moi, on verra plus tard.

Elle tourne, elle tourne. Elle aperçoit du coin de l’œil un jeune couple qui s’avance vers les tables de la buvette, au bord de la piste de course. Il lui tient le bras, ils rient de bon cœur et s’assoient sur des chaises hautes avant de commander un verre. Ces jeunes gens lui rappellent quelque chose, peut-être les a-telle déjà croisés au cinéma ou au marché.

Au tour suivant, c’est un vieil homme qui s’approche, appuyé sur sa canne, le dos légèrement vouté, le chapeau posé de coin sur son crâne chauve. Il s’adresse aux premiers arrivés : « Vous êtes aussi invités ? »
« Mais oui, répondent-ils. Nous avons reçu une belle carte, nous donnant rendez-vous ici à 11 heures. Mais c’est étrange, la carte n’était pas signée… »
« J’ai aussi trouvé cela étrange, en effet… »

Ils parlent de la pluie et du beau temps. Puis, les jeunes gens racontent leur mariage tout récent, le vieil homme les écoute en souriant. C’est alors qu’arrive un couple d’âge mûr, tiré à quatre épingles. Ils ne prennent pas garde à celle qui court autour du terrain. Ils s’approchent et demandent : « C’est bien ici qu’a lieu la fête ? »
« Mais oui, répond la jeune dame. Installez-vous, nous allons faire connaissance ! »

Deux familles arrivent du parking, avec de petits enfants et une poussette. L’un des pères apostrophe la footingueuse : « On nous a écrit qu’il y avait une place de jeux pour les enfants. Savez-vous où elle se trouve ? » La dame ralentit et répond : « Elle est juste là, sur la droite ! », puis elle poursuit sa course. Pourtant, eux aussi, elle a bien l’impression de les connaitre, mais où peut-elle bien les avoir rencontrés, aucune idée !

Lorsqu’elle parvient à l’autre bout du terrain, un joggueur débouche de la droite et cale sa course sur la sienne. Etonnant, d’habitude, les coureurs se saluent, se dépassent parfois, mais gardent une distance respectable. Et voilà qu’il engage la conversation ! Elle est d’abord un peu irritée qu’on s’impose à elle de la sorte. De plus, l’énergumène est vêtu d’une tenue fluo très moulante, un IPhone fixé au bras pour donner le rythme, pas du tout son style. Elle se surprend tout de même à écouter son bavardage. Il court déjà depuis plus d’une heure, il a traversé la forêt depuis le village voisin et sauté par-dessus un ruisseau ; il apprécie de se retrouver maintenant sur une piste plate et lisse. Et calme jusqu’à qu’il arrive, pense-t-elle tout bas.

Calme, enfin presque. Ne voilà-t-il pas qu’elle aperçoit un chien qui court sur le terrain de sport. Ah non, vous savez bien que je n’aime pas les chiens, je vous l’ai déjà dit ou vous avez dû le lire quelque part. Et sur son terrain de sport, ce n’est vraiment pas l’endroit. De plus, c’est interdit, c’est indiqué à chaque entrée.

Ils passent à petite foulée devant la buvette. D’autres invités sont arrivés. Les conversations vont bon train. Les questions fusent d’une table à l’autre. Elle sourit, l’ambiance a l’air bonne.
« Vous avez vu ces nuages noirs qui se massent derrière les montagnes ? Je crois qu’il va y avoir de l’orage ! »
Oh, Monsieur Fluo a peur du tonnerre ? Au tour suivant, ce dernier prend la tangente et s’en va comme il était venu.

Elle poursuit sa course, comptant les tours sur ses doigts, sans IPhone pour dicter son rythme, ses pauses et accélérations, sans autre distraction que les cris des enfants qui jouent à la place de jeu. C’est surprenant pourtant de croiser tant de visages connus sans pouvoir les reconnaitre vraiment.
Elle se dit que c’est comme s’ils étaient sortis d’un film ou d’une histoire ou alors qu’elle les avait vus dans un rêve. Elle aurait l’impression de les connaitre sans qu’ils puissent la reconnaitre, elle. Ce jeune couple, par exemple, ils sont tellement charmants, on les dirait à la fin d’un film romantique à se regarder dans les yeux en buvant l’apéro.

Et la petite fille avec ses nattes, tout droit sortie de la petite maison dans la prairie à tourbillonner dans l’herbe. Elle pourrait bien l’emprunter pour la mettre dans l’histoire qu’elle est en train d’écrire : une petite fille qui invente la recette d’un gâteau qui rend heureux…

A l’approche de la place de jeux, elle réalise que ce ne sont pas des cris d’enfants qui jouent qu’elle entend, mais des cris d’inquiétude. Elle dévie sa course, passe le petit portail ouvert et s’approche. « Que se passe-t-il ? »
« C’est le petit Timéo, il a disparu ! Il jouait là tout à l’heure et on ne le voit plus. » « Timéo, Timéo ! » Tout le monde crie à qui mieux mieux. Pas de trace de Timéo. Un garçon un peu plus grand s’éloigne des balançoires et traverse la haie qui borde le chemin. Il pousse un cri. Timéo est tombé dans le ruisseau, derrière la haie, il ne bouge plus.

Oh là là, où est-il Monsieur Fluo, il aurait pu appeler les secours avec son IPhone dernier cri. Il est reparti un peu trop tôt. Elle se retourne pour trouver de l’aide. Elle se trouve face à quatre adultes qui la toisent d’un air sévère. « Non, ce n’est vraiment pas cool, un accident comme ça, en plus avec un enfant, dans une histoire de fête. Il faut changer ça, on n’est vraiment pas d’accord ! »
Elle bafouille, elle toussote, elle s’essuie le front avec son mouchoir pour garder contenance (oui, j’ai toujours un mouchoir pour aller courir, j’ai la goutte au nez comme ma grand-mère). Elle hésite longuement, puis ajoute : « D’accord, pour cette fois, je veux bien changer, pour que la fête soit belle. »
« Merci, merci ! », sourient à nouveau les quatre personnages.

Timéo apparait entre les buissons, s’approche de sa mère et lui demande de reboutonner son pantalon. Les quatre adultes éclatent de rire et Timéo rougit sans comprendre pourquoi.

Les autres, à la terrasse de la buvette, n’ont rien remarqué du tout. Ils observent une grosse camionnette, portant de grandes lettres bien dessinées « TRAITEUR ». Ah, je crois bien qu’il arrive d’une autre histoire, vous vous en souvenez peut-être. Je crois bien que sa camionnette était rouge, ou plutôt verte, oui c’est bien ça, elle était rouge et les repas livrés délicieux.
« Ah, voilà le traiteur, dit le papa de Timéo, rapprochons-nous des tables ! Toutes ces émotions m’ont donné faim.»
Les enfants et les parents, avec la poussette, rejoignent les convives déjà installés.

C’est vrai que l’orage menace, les gros nuages s’approchent encore. La joggeuse commence un nouveau tour de terrain. Heureusement, même s’il pleut, les invités peuvent s’asseoir à l’intérieur pour le repas. Lorsqu’elle passe devant les tables, on l’interpelle : « Hop Suisse ! Hop Suisse ! Venez boire un verre, quand vous aurez fini de courir! » Elle sourit et fait un geste de la main sans répondre.

Au tour suivant, elle entend le vieux monsieur lever son verre et s’exprimer ainsi : « Je vous remercie d’avoir répondu favorablement à mon invitation. »
Sourcils levés, sourires en douce, hoquets de surprise…
« En effet, j’avais de la tristesse à vous imaginer rassemblés dans quelques temps pour mon enterrement… J’ai donc préféré vous inviter de mon vivant, avoir le plaisir d’entendre vos voix, d’écouter vos histoires et de voir vos sourires. Alors que nous ne nous sommes que peu rencontrés, vous vous seriez sentis obligés de me rendre un dernier hommage. Voilà qui est fait ! Profitons ensemble de cette journée, et trinquons ! »

La discussion reprend, timidement d’abord, quelques chuchotis répondant à cette surprenante annonce. Quelques personnes se déplacent pour se rapprocher du grand oncle qu’ils ont si peu connu…

Et moi, j’entame mon dernier tour. Les premières gouttes s’écrasent sur le tartan. Je termine ce tour et je vais prendre une douche. Je verrai ensuite si je viens boire un verre avec eux ou si je me tourne vers une autre histoire…

Histoire écrite entre le 19.09.2017 et le 12.11.2022 !!