Texte rédigé, mais pas retenu, pour le concours portant le même titre, aux Editions Montsalvens, à l’occasion du 50ème anniversaire du droit de vote des femmes…

Il est 17 heures. Marthe sort de l’immeuble de verre par la porte-tambour automatique, son sac à main de cuir sous le bras. Ses talons claquent sur le bitume. Elle avance rapidement sur le trottoir. Elle se dépêche de rejoindre son fils Léon pour l’accompagner à son cours de tennis. Son mari ne peut pas s’y rendre, il a une réunion très importante, juste à ce moment. Marthe est encore accaparée par sa longue journée saturée de réunions, de négociations et de prises de décisions importantes. Elle croise sans la voir Justine qui entre par la porte latérale de ce même immeuble de verre. Justine tire un lourd cabas, les commissions qu’elle ramènera à la maison une fois ses heures de ménage terminées, alors que la ville assoupie dans la nuit ralentira enfin son rythme effréné.

En arrivant au septième étage, Justine a juste le temps de se changer avant de préparer le seau d’eau savonneuse, le balai multi-usage et des pattes de toutes sortes. Elle a laissé ses enfants seuls dans leur petit appartement. Elle n’a pas le choix, elle a cinq bouches à nourrir et pas de mari. Heureusement, sa fille ainée est raisonnable et s’occupe avec sérieux de ses jeunes frères. Justine place sur ses oreilles un casque dans lequel résonnent bientôt les chansons de Lilou, la star locale. La musique est joyeuse et entrainante. Justine, oubliant ses soucis, se met au travail, le sourire aux lèvres. Elle apprécie entendre Lilou chanter le soleil, l’amitié, la gaité, et l’espoir qui chaque jour renait.

Lilou, c’est aussi la chanteuse favorite de Félicia, mais de l’espoir justement, Félicia en manque cruellement depuis quelques mois. Il y a peu, elle vivait heureuse et insouciante. Tout allait pour le mieux : un mari aimant, deux beaux enfants et une boulangerie florissante que son mari et elle avaient acquis à force de travail et de persévérance, leur rêve devenu réalité. Mais depuis quelques mois, son mari est à l’hôpital. Le médecin les a regardés d’un air grave au début du printemps, disant qu’ils allaient devoir être très courageux. Depuis, Félicia ne sait plus où donner de la tête : commande de farine, organisation des équipes, vente au magasin, devoirs et repas avec les enfants, visites à l’hôpital… Elle n’en peut plus et, le soir, elle s’effondre souvent en pleurs, sur son oreiller. Pourtant le lendemain, elle se relève, accroche son petit sourire de rouge à lèvres avant de réveiller ses enfants pour les amener à l‘école.

Sur le trottoir, face à la grille, elle attend que la cloche retentisse pour voir tous ces enfants courir en criant comme des oiseaux qui s’envolent. Sur le trottoir, Félicia se tient debout à côté de Justine. Violette est un peu plus loin, son parapluie à la main, elle est venue accompagner sa petite fille. Marthe a passé en coup de vent, lançant un bisou du bout des doigts à Léon son petit garçon avant de sauter dans un taxi. Le taxi était suivi de près par le chauffeur de Lilou venu déposer les deux enfants de la star.

La sonnerie retentit. Les enfants courent sous le préau. Félicia fait un signe de tête à Justine et se dirige vers la boulangerie. Violette est sa première cliente. Elle vient chaque jour acheter un pain rond et un croissant, parfois elle emporte en plus une brioche au chocolat pour sa petite fille. Souvent, elle demande à Félicia des nouvelles de son mari, elle lui souhaite bon courage avec un triste petit sourire.

Félicia pousse un soupir et se tourne vers sa prochaine cliente. C’est Joséphine la fleuriste du bout de la rue. Leurs filles sont dans la même classe. Quand l’époque était plus joyeuse, Joséphine s’attardait parfois à la boulangerie pour boire un café et les deux femmes échangeaient les petites histoires du quartier et quelques secrets. Aujourd’hui, Joséphine apporte une jolie plante

Félicia se sent rassérénée par les paroles de son amie et une bouffée d’espoir lui permet de sourire aux prochains clients.

Joséphine s’en va pour une longue tournée de livraisons. Elle installe de jolis arrangements pour une tablée de mariage, elle apporte un bouquet de roses à une dame qui fête ses 70 ans, une couronne à suspendre à la porte suite à un déménagement et elle termine à l’hôpital où elle livre de nombreux bouquets à la vendeuse du kiosque, les visiteurs sont toujours heureux de trouver ses beaux bouquets en entrant dans le hall.

A ce moment-là, Léonie vient de prendre son service. Elle est sage-femme au troisième étage. Elle trouve que c’est le plus beau métier du monde : voir éclore une nouvelle vie, comme une fleur s’ouvre au soleil. Léonie écoute le premier cri de ces nouveaux nés et parfois elle imagine ce que deviendront ces petits êtres : charpentier, jardinière, astronaute, infirmier, médecin, écrivaine, paysan ou chimiste…

Pour le moment, elle n’imagine rien du tout, elle est concentrée sur les soins à administrer à une jeune maman qui est là depuis plusieurs heures. Léonie sait bien que le plus important est de garder son calme, de sourire à la maman pour la rassurer et l’encourager. Ses cheveux retenus en arrière, ses sourcils soigneusement maquillés, elle plonge son regard dans les yeux de la maman et lui dit : « Comptez avec moi… »

« 1, 2, 3, 4, 5… 5ème étage… Courage ! », pense Lilou. Elle arrive à l’étage de gériatrie pour rendre visite à son père. Elle ne l’a pas vu depuis trop longtemps. Accaparée par sa carrière de chanteuse, et un peu vexée par ses remarques répétées à propos de son « hobby mélodique », elle avait pris ses distances. Elle regrette maintenant le temps perdu, elle sait qu’elle vient peut-être le voir pour la dernière fois. Elle frappe doucement à la porte et entre à pas silencieux. « C’est toi, Lilou ? » « Oui, c’est moi, Papa. » Elle s’assied et prend la large main calleuse de son père dans ses douces mains manucurées. Ils ne parlent pas, ils respirent au même rythme.

A l’étage supérieur, Félicia est arrivée depuis un petit moment déjà. Elle pépie comme un moineau et relate à son mari les dernières bêtises des enfants, les pains trop cuits, la voisine et son caniche, le téléphone de la cousine. Son mari l’écoute et sourit. Tant qu’elle est là, il oublie les blouses blanches, la prise de température, l’appareil de perfusion qui siffle, il se croit à la maison pour un instant.

Violette aussi a quitté sa maison en fin d’après-midi. Elle s’est rendue à l’hôpital pour voir son amie de toujours. Elles ont partagé des années d’école, des sorties, des vacances. Après une légère intervention, son amie est toute heureuse de la revoir. Elles en profitent pour aller prendre le thé à la cafétéria.

Dans l’ascenseur, elles aperçoivent une femme très pressée qui leur coupe le passage. C’est Marthe, appelée d’urgence, son fils Léon est tombé de vélo devant la maison. Apparemment rien de grave, mais quelques points de suture sont nécessaires. Elle ne veut pas que son fils souffre loin d’elle, surtout elle veut être certaine qu’on ne lui a rien caché.
Les aiguilles de l’horloge tournent. Entretemps, un petit d’homme est né, ce que sera sa vie personne ne le sait. La maman est ravie, le papa est aux anges et Léonie, fatiguée, se prépare à rentrer chez elle. L’heure du souper a sonné pour tous ceux qui regardent la vie se dérouler à l’extérieur à travers les fenêtres de l’hôpital. Les visites s’en vont une à une. Léonie et Félicia attendent à l’arrêt de bus, juste à côté de la sortie. Le bus s’arrête lentement au pied de l’édifice. Lilou arrive en courant, le visage barbouillé d’émotions. Marthe la suit, plus posément claquant des talons sur le bitume du trottoir. Toutes quatre montent dans l’autobus et choisissent un siège confortable. Assises, chacune dans sa bulle, elles laissent retomber les soucis de la journée. Le bus démarre. A l’avant, des publicités défilent sur l’écran, une chanson de Jean Ferrat accompagne une réclame de parfum « la femme est l’avenir de l’homme…»

Ketsia Hasler
Février 2021