La cueilleuse de cœurs

La population de Grèvecour traversait une période difficile. Depuis plusieurs années, les travaux des champs ne produisaient aucune récolte, des maladies inconnues s’abattaient sur les enfants comme sur les adultes les plus valides. Même le soleil laissait la place à une bruine froide et pénétrante qui détrempait les vêtements et les champs. Les paysans étaient désespérés : alors qu’ils semaient avec espoir au printemps du blé, de l’avoine et du maïs, ils ne récoltaient à la fin de l’été que des épis vides de grains, des tiges pourries et d’informes cailloux. Chaque matin, l’institutrice du village comptait et recomptait avec anxiété les enfants alignés deux par deux le long du mur de la vieille bâtisse. Depuis des mois, la classe n’avait jamais été complète. Elle s’inquiétait de retrouver ses élèves fatigués, les yeux cernés, manquant d’intérêt et d’entrain. Elle regrettait le temps où ils se montraient espiègles, parfois indisciplinés, mais toujours intéressés par de nouveaux apprentissages. La boulangère aussi avait le cœur lourd : manquant de chaleur, la pâte levait moins bien et, même si elle la pétrissait de son mieux, elle vendait à ses clients des miches ternes et tristes. Plutôt que des boules dorées et croustillantes, un pain indigeste et déjà rassis.

Pourtant le village de Grèvecour avait fière allure, perché sur la colline, entouré de remparts solides. Les larges pierres grises de ses murs donnaient le sentiment que le bourg et ses habitants étaient invincibles, résistant à toute épreuve. Les majestueuses tours du château se dressaient vers le ciel, dominant la campagne en contrebas. Depuis toujours, les veilleurs avaient su anticiper les attaques des envahisseurs et les dangers de toute sorte. A l’intérieur des remparts, des rues pavées convergeaient vers la place principale. Les maisons s’alignaient, collées les unes aux autres, gardant la chaleur entre leurs murs épais en hiver et un peu de fraicheur durant l’été. L’entrelacs de ruelles cachait de petits jardins, des tables ombragées, une balançoire suspendue à la plus grosse branche d’un arbre fruitier. Aux belles années, la vie était douce et paisible entre ces murs, les villageois s’entraidaient à la saison des récoltes, échangeaient des provisions au creux de l’hiver et partageaient de folles soirées de musique et de danse lorsque revenait la Saint-Jean.

Maintenant, ces moments de bonheur étaient éclipsés par ce mal inconnu et inattendu. A la tombée de la nuit, l’ennui et la tristesse s’abattaient sur les demeures alors qu’auparavant, les rires et les discussions animées s’égaillaient au-delà des fenêtres. Même les amoureux ne pensaient plus à se dissimuler derrière les remparts jusqu’à qu’une vieille femme zieute à sa fenêtre et s’écrie : « Hé, ch’est pas l’moment de ch’abranchi ! Rentrez chez vous, don ! »

Nul besoin de préciser que le moral des habitants était au plus bas. On ne comptait plus les dépressions, les excès d’alcool et même le départ de plusieurs habitants du village vers des lieux plus cléments.

Seule Zéphir échappait à ce marasme collectif. Elle avait une particularité, son chèkrè, qui lui permettait de garder le sourire sous la bruine et de souligner le bon côté des choses. Zéphir était cueilleuse de cœurs.

Orpheline dès son plus jeune âge, Zéphir avait été élevée par un vieux couple, Léo et Sandrine qui habitaient à la porte de la ville. Au temps où la porte était encore fermée tous les soirs, Léo était chargé d’en fermer les lourds vantaux et de rabattre les larges barres de métal au coucher du soleil pour les rouvrir au matin. Parfois, des voyageurs arrivaient en pleine nuit et frappaient des deux poings contre les battants de bois. Léo se levait alors en soupirant, son bonnet de nuit sur le crâne et les yeux tout remplis de sommeil ; il leur ouvrait la petite porte qui menait à une pièce de l’auberge afin qu’ils passent la nuit au chaud.

Léo et sa femme étaient décédés depuis longtemps déjà. Zéphir habitait toujours la petite maison à cheval sur les remparts. La porte de la ville restait maintenant ouverte aux vents et aux voyageurs. Mais ceux-ci se faisaient bien rares depuis que la nouvelle s’était répandue qu’un mal inconnu s’était abattu sur Grèvecour. Cependant, Zéphir gardait dans ces murs le souvenir de l’affection de ses parents adoptifs et une habitude que lui avait léguée celle qu’elle avait toujours considérée comme sa mère.

Alors que Zéphir était toute jeune encore, Sandrine lui montrait du doigt les cœurs de toutes formes qu’elle apercevait, sur n’importe quel support. Elle lui faisait remarquer le cœur dessiné au milieu d’une pomme coupée, une flaque d’eau en forme de cœur, une plante couverte de feuilles de cette forme spécifique. A chaque fois, elle joignait les mains, formait un cœur avec ses doigts, puis elle entourait la petite de ses deux bras et l’embrassait tendrement. Son visage s’éclairait alors d’un large sourire et elle levait les yeux vers le ciel, inondée d’un bonheur intense. Bien vite, Zéphir avait découvert par elle-même des cœurs cachés dans les recoins les plus improbables de leurs journées. Ce partage de découvertes avait tissé une profonde complicité entre la fillette et sa mère adoptive.

A l’âge adulte, Sandrine toujours vivace dans ses pensées, Zéphir repérait les cœurs de toute sorte, sous quelque forme que ce soit, tout au long de ses journées. Selon les jours, c’était une pomme de terre en forme de cœur, une feuille d’arbre particulière, un nuage qui lui faisait signe ou alors des mots glanés au gré de ses lectures : la main sur le cœur, un accroche-cœur, un cœur à cœur, à cœur ouvert, le cœur sur la main… Les cœurs les plus nombreux restaient sans nul doute les cailloux récoltés au bord des routes. A chaque fois qu’elle trouvait un nouveau cœur, c’était comme si une étoile s’allumait au ciel ou si une bougie supplémentaire brillait sur un arbre de Noël.

Il arrivait fréquemment que Zéphir heurte volontairement du bout du pied les pierres du chemin, les retournant pour les observer sous plusieurs angles. Parfois, elle dépassait un caillou, jugeant que la forme de cœur n’était pas assez bien dessinée pour qu’elle prenne la peine de se baisser. Elle se ravisait quelques pas plus loin, regrettant d’avoir laissé passer une occasion d’augmenter sa collection, revenait sur ses pas et peinait alors à retrouver la pierre de son désir. Parfois, elle repartait bredouille, d’autres fois, elle s’acharnait jusqu’à ce qu’elle retrouve la pierre entrevue, la ramasse, la retourne dans tous les sens et choisisse enfin de la garder, ou pas…

Des cailloux en forme de cœur, il y en avait donc plein la maison : sur les étagères, au coin de la cheminée, sur la table de nuit, sur le rebord des fenêtres… A chaque fois que Zéphir déposait un nouveau cœur dans un coin de sa demeure, c’était comme si une bulle de bonheur étincelait dans son for intérieur. Ainsi, dans cette jolie maison remplie de cœurs, Zéphir se sentait comme dans un cocon, à l’abri de la morosité extérieure, mais pas insensible pour autant.

En effet, en allant faire ses courses chez l’épicier, il lui sembla un matin entendre encore davantage de plaintes que d’habitude. Un champ inondé, des enfants malades, une grand-mère qui perd la tête, des vaches qui ne se laissent plus traire… Elle entendit aussi que le conseil municipal avait demandé l’aide du gouvernement afin qu’on envoie des experts déterminer la cause de ce mal insaisissable. L’heure était grave. La jeune femme savait que les conseillers étaient des hommes fiers qui ne demandaient de l’aide qu’en ultime recours. Après avoir consulté des médecins de renom, après avoir recherché les observations des anciens à propos des récoltes, des tempêtes et des épidémies, après avoir distribué des réserves de nourriture et des fortifiants achetés à prix d’or, le conseil se trouvait complètement démuni. Zéphir sentit le poids de la situation lui peser sur le cœur.

Depuis plusieurs jours, elle cherchait ce qu’elle pourrait faire pour soutenir ses voisins et amis. Son optimisme inébranlable lui semblait incompatible avec leurs plaintes, leur désespoir et leurs jérémiades. Elle souhaitait leur apporter un peu de gaité, mais sans les brusquer dans leur morosité.

En poussant la porte de chez elle, elle aperçut le joli coquillage en forme de cœur suspendu à la poignée et comprit que son secret, son chèkrè, lui permettrait de faire entrevoir un peu d’espoir à ceux qui l’entouraient.

Elle rassembla plusieurs cœurs disséminés dans toute sa maison. Elle prépara un arrangement de fleurs pour sa voisine qui soignait ses vieux parents sans relâche. Au bord du pot, elle plaça délicatement trois petits cœurs de pierre qu’elle avait trouvés au bord de la rivière. Ensuite, elle sortit un paquet de biscuits du buffet et enroula la ficelle autour d’un cœur de bois sombre pour les enfants de l’épicier. Enfin, elle colla un cœur de feuille de bouleau séchée dans une jolie carte qu’elle glissa sous la porte de sa marraine. La vieille femme était sensible à ses petits mots d’encouragement, la remerciant toujours d’un beau sourire.

Jour après jour, Zéphir poursuivit sa tâche et distribua de nombreux cœurs dans les maisons de Grèvecour. Ceux qui les recevaient étaient surpris de ces gestes d’amitié dans cette période où chacun se repliait sur son chagrin. Ils plaçaient le cœur bien en évidence dans leur maison. Ils se prenaient à sourire en passant devant, laissant un fil d’amitié et d’espoir se glisser dans leur propre cœur.

Une semaine environ après avoir commencé à distribuer des cœurs aux quatre coins du village, Zéphir observa de petits changements dans le comportement de ses voisins. Les sourires, certes encore timides, étaient plus nombreux. Lorsque deux personnes se croisaient, elles échangeaient quelques mots sympathiques et parfois un geste de réconfort.

Un matin, sur la place principale, alors que Zéphir remplissait son seau à la fontaine pour arroser son jardin, Colette, une amie d’enfance, passa à côté d’elle et lui lança : « S’il te plait, prépare des cœurs pour les malades du dispensaire. C’est devenu impossible de les dérider. Et surtout, n’oublie pas le dirlo ! »

D’abord interloquée, la jeune femme rentra chez elle. Une fois remise de sa surprise, elle ramassa tous les cœurs qui restaient dans sa maison. Ce n’était pas suffisant, elle en avait déjà tellement distribué. Alors elle fit le tour de son petit jardin et longea le rempart depuis la porte principale jusqu’à la tour qui permet de voir le coucher de soleil, les rares jours de beau temps. De retour chez elle, elle fixa tous ces cœurs au bout de jolis cordons et partit au dispensaire pour en décorer chaque porte. Elle garda le plus gros pour la porte du directeur.

Une fois tous les cœurs accrochés, elle quitta discrètement le dispensaire. Elle serait bien rentrée chez elle, pousser un petit roupillon, mais non, elle repartit immédiatement sur les chemins caillouteux jusqu’au bord de la rivière, à la recherche de nouveaux cœurs. En effet, elle n’en avait plus aucun, ni dans sa maison, ni dans son jardin. Cela ne lui était jamais arrivé. Elle oscillait entre la joie de voir son secret utile à d’autres et la crainte de ne pas trouver suffisamment de cœurs. Elle s’inquiétait de ne pas pouvoir poursuivre la mission qu’elle s’était fixée. Au bord du sentier, elle trouva une belle pierre toute blanche de la forme voulue et elle aperçut un nuage qui lui souriait de ses deux petites ailes. Mais comment attraper un nuage ? Un seul caillou, c’était une bien piètre récolte. Zéphir était cueilleuse de cœurs comme d’autres sont cueilleurs de champignons ou de plantes médicinales. Il y a des coins et des indices, mais aucune certitude de faire une bonne cueillette. On se met en route, mais parfois on rentre bredouille, ou presque.

Sur le chemin du retour, elle continuait à chercher le long du mur de pierres ocres, au coin de la ruelle qui tourne, au pied du clocher… La crainte l’emportait sur la sérénité et l’espoir de jours meilleurs. L’anxiété envahissait peu à peu son propre cœur. Elle heurtait fébrilement le moindre caillou du bout de son pied et ne levait plus le regard du sol.

Soudain, arrivée sur la place du village, elle s’aperçut qu’elle n’était pas seule à chercher : cinq ou six enfants couraient entre les maisons, écartaient les pavés mal fixés, creusaient à côté de la fontaine, observaient de près la forme des feuilles des rosiers… Elle se mit à sourire à nouveau. C’est alors qu’elle vit la boulangère sortir avec son gros panier de livraison, tous ses pains avaient une forme de cœur. Et le long des remparts, là où les rares rayons de soleil réchauffaient la terre, un jardinier plantait des graines de pois de cœur.

Par-dessus la tête de Zéphir vola une hirondelle, la première ryondêna de l’année. Alors Zéphir sut que le village allait s’en sortir, a dè bon !

Ce texte a été écrit pour le Prix d’écriture décerné à Gruyères (2021),
avec quelques mots imposés de patois