Il était un pays où le ciel rencontre la mer, où la mer s’approche et s’éloigne tour à tour de la terre, où les humains vivent au rythme de la mer et du ciel. C’est là que vit Pierre. Il a neuf ans. Il habite avec son père et sa mère et il a perdu l’espoir d’avoir un jour un petit frère ou une petite sœur.
Pierre aime ramasser les cailloux. Il choisit les plus beaux sur la plage ou le long des chemins. Il les aligne ensuite sur le rebord de la fenêtre ou alors il en fait des dessins dans les plates-bandes du jardin, entre les massifs de roses et d’hortensias. Il a déjà réalisé des lézards, des serpents, des étoiles de mer et de nombreuses formes imaginaires.

Dans ce pays-là, lorsque le vent et la mer se déchainent, de terribles orages éclatent. Dans ce pays-là, on n’aime pas les orages. Il arrive que des bateaux se brisent contre les rochers et que des marins ne reviennent pas au port.
Pierre n’est pas rassuré pendant l’orage. La pluie inonde le jardin et déplace ses précieux cailloux. Le tonnerre fait battre son cœur plus vite et cela fait remonter la peur qu’il ressent quand ses parents se disputent. Les éclats de voix de son père, les cris de sa mère sont comme autant d’éclairs et de coups de tonnerre qui font battre le cœur de pierre plus vite et monter des vagues dans ses yeux.
Alors il s’enferme dans sa chambre, se cache sur son lit, le coussin sur sa tête et il attend que l’orage se calme.

Comme tous les enfants, Pierre se rend à l’école chaque matin. Pour cela, il se réveille tôt, longe la route jusqu’à l’épicerie, traverse le village et rejoint ses amis dans la cour. A l’école aussi, parfois l’orage éclate dans la vie de Pierre. C’est qu’il n’aime pas vraiment travailler à l’école. Comme il préfère courir sur la plage, arpenter les chemins au haut des falaises, ramasser des cailloux et dessiner des formes imaginaires, il ne consacre pas beaucoup de temps à ses devoirs. Et pour lui, l’école, ce n’est pas facile. Il a eu beaucoup de peine à apprendre à lire et à calculer. C’était très difficile, mais sa maitresse était alors si gentille et si patiente qu’il aimait aller à l’école. Tandis que depuis le début de l’année, c’est différent. Lorsqu’il ne sait pas écrire un mot ou trouver rapidement la réponse d’un calcul, sa nouvelle maitresse explose parfois comme un orage. Pierre voit des éclairs dans ses yeux et entend le tonnerre dans sa voix. Pierre aimerait se cacher sous son pupitre, mais c’est impossible. Il ne sait alors plus comment retenir les vagues sous ses paupières et il arrive souvent qu’il rentre chez lui en pleurant, s’essuyant le nez sur la manche de son pull.

Un de ces jours d’orage scolaire, Pierre rentre chez lui très fâché à cause des remarques qu’il a entendues : « Tu n’es qu’un bon à rien. Si tu continues ainsi, tu n’écriras jamais une ligne correctement ! »
C’en est trop. Pierre shoote les cailloux du chemin et ne regarde pas où il va. C’est alors qu’il manque de heurter la canne du vieux René. René vient tous les jours à l’épicerie acheter son pain et boire un petit café. Il avance avec deux cannes et une tige de métal dépasse de son pantalon, remplaçant sa cheville gauche. Personne ne sait comment l’accident est arrivé : lorsque René est rentré d’Algérie, il avait une jambe de moins. Quand Pierre fonce tête baissée contre lui, René l’apostrophe : « Eh gamin, regarde où tu vas ! » Le visage étonné que Pierre dresse vers le vieillard est couvert de larmes.
René se radoucit : « Qu’as-tu gamin ? Qu’est-ce qui te chavires comme ça ? » Pierre essuie son visage de sa manche, renifle un bon coup et lâche : « Rien, c’est la maitresse. »

René l’invite à boire un verre de sirop à la petite table au coin de l’épicerie, sous les étagères couvertes de bocaux de bonbons, de pâtes et de petites graines. Pierre vide le trop plein de son cœur. Il raconte les brimades à l’école, les disputes orageuses de ses parents… Pour la première fois, il se sent vraiment écouté et compris. Cela lui fait du bien de parler. Son cœur est plus léger.
Pendant tout ce temps, René ne dit rien. Quand Pierre se tait et renifle un dernier coup, René se racle la gorge et dit :
– Quand j’ai perdu ma jambe, j’ai cru que ma vie était foutue. J’étais loin de chez moi, j’étais seul et je ne pouvais plus marcher. Alors j’ai entendu les mouettes crier. Tu sais comment elles crient. On dirait qu’elles rigolent ou même qu’elles se moquent de toi. Alors j’ai décidé de ne pas me laisser abattre. Je me suis relevé et j’ai dit : « Fais un seul pas aujourd’hui, vas-y ! » Et j’ai fait un premier pas en m’appuyant sur deux batons. Chaque jour, j’ai fait un pas de plus. Je n’écoutais pas les gens qui se moquaient de moi ou qui disaient que je n’y arriverais jamais. Chaque jour un pas de plus : un, puis deux, puis trois… Et un jour, j’ai réussi à rentrer au village. Encore aujourd’hui, quand j’entends les mouettes crier, je me dis : « Vas-y, fais un pas, personne ne t’empêchera d’avancer. » C’est aussi pour toi, gamin ! N’écoute pas les gens qui te disent que tu n’es bon à rien. Fais un seul pas !
Pierre a fait un petit sourire. Il a simplement dit : « Merci ! » Il est reparti sur son chemin, en shootant les cailloux.

Le lendemain, la maitresse a déposé devant chaque élève une feuille couverte de calculs. Pierre a senti la panique l’envahir. Soudain, il a entendu les mouettes crier par la fenêtre ouverte. Il a souri, il a respiré un bon coup, et il a fait un calcul, puis deux, puis trois…

Depuis, quand la maitresse crie ou que ses parents se disputent, Pierre pense aux mouettes et au vieux René. Il se dit : « Fais un pas, un seul, personne ne t’empêchera d’avancer. » Alors il sourit et il avance. Et l’orage s’apaise…

écrit sur les côtes de Normandie
juillet 2020