Ce texte a été écrit à l’Espace Gruyère, le 21 novembre 2015, lors du concours de nouvelles du Salon du Livre Romand.
Il est publié dans le recueil de nouvelles intitulé “Noir et Blanc“, édité suite à ce concours par les Editions Hélice Helas.

 

Il marchait dans les rues de la ville, hagard, hébété, comme saoul alors qu’il n’avait rien avalé depuis la veille. Bien bâti, musclé et le visage tanné par des heures passées au grand air, il ressemblait à un animal traqué, poursuivi par on ne sait quel danger. Il tournait la tête de tous côtés, cherchant du regard un contact, un soutien ou un sourire encourageant. Il ne croisait que des visages fermés, des automates figés poursuivant leur route, tête baissée. Pire, certains passants à l’œil inquisiteur le fixaient, le dévisageaient, le perçaient du regard. Il avait alors l’impression que ces individus devinaient ce qu’il venait de vivre. S’ils avaient pu déceler ce qu’il avait fait, ils le jugeraient sans pitié, sans équivoque, l’accusant froidement d’être un sans-cœur, un père indigne.

Il était parti au petit matin, quittant son chalet au pied de la montagne pour rejoindre les rues de la ville, laissant sa compagne endormie après une nuit d’angoisse, de cris et d’épouvante.

Lui qui était habitué au calme et au silence de la montagne n’était pas préparé à se laisser envahir par les pleurs d’un nouveau-né. Lui qui aspirait avant tout à la solitude des hauteurs, à la sérénité des cimes, n’avait pas compris que devenir père signifiait être toujours en relation, en interdépendance. Lui qui recherchait le dépassement de soi, le surpassement des limites, la poursuite de buts inaccessibles n’avait rien vu venir. Il avait été complètement dépassé par l’irruption de ce petit être dans son quotidien. Il se réjouissait bien sûr de le voir grandir, puis faire ses premiers pas, de guetter ses sourires et d’accompagner ses découvertes, mais il se sentait oppressé par le fait que quelqu’un dépende de lui.

Quelques semaines avant ce jour funeste, le bébé venait de naître, un soleil radieux inondait la vallée, Bernard était parti de bon matin escalader le sommet qui surplombait son village. Il en connaissait tous les sentiers depuis sa plus tendre enfance. Il appréciait particulièrement la face ouest, plus abrupte, moins fréquentée par les promeneurs du dimanche. Il avait choisi ce jour-là d’affronter une paroi presque verticale. Il se sentait heureux et plein d’espoir. La venue de ce petit être remplissait son cœur de joie. Il était ravi de voir sa compagne s’épanouir de jour en jour au contact de cette nouvelle vie. L’harmonie et le bonheur semblaient frapper enfin à leur porte.

Pendant toute la journée, il avait profité du grand air. La vue de ce panorama majestueux soulevait à chaque fois sa poitrine d’émotion. Il appréciait sentir son corps épouser la paroi, sentir ses mains agripper les aspérités de la falaise, sentir ses pieds ancrés dans les failles de la roche. Fragile équilibre, oscillation des membres, chorégraphie verticale.

Soudain, un bruit le fit sursauter. Un caillou tombait en chute libre, ricochant contre la falaise, passant à quelques centimètres à peine de sa tête. Il tressaillit et se mit à trembler. Cela ne lui était jamais arrivé. Il avait pourtant vécu bien des escalades périlleuses, il avait mené des expéditions sur les plus hauts sommets du monde. Il avait expérimenté à de multiples reprises la solidarité entre les membres d’une même cordée. Jamais la proximité du danger ne lui avait fait perdre ses moyens. Jamais encore il n’avait perçu qu’un autre pouvait être suspendu à son souffle. Là, il prenait conscience pour la première fois qu’un petit être dépendait totalement de lui et que chacun de ses propres gestes pouvait avoir une incidence sur sa vie à lui.

En redescendant le soir même, son regard avait changé. Il se savait responsable.

Dans les jours qui avaient suivi, le bébé, jusqu’alors calme et paisible, avait pleuré davantage. Chaque soir, à la tombée du jour, des crampes semblaient tordre et retordre son petit ventre et ses cris retentissaient sans fin. Les parents avaient tout essayé, bercements, promenades en poussette ou en voiture, tisanes, berceuses… Rien n’y faisait. La visite chez le pédiatre n’avait apporté aucune solution. Celui-ci disait que cela se calmerait une fois passé le cap des trois mois.

Ce soir-là, tout s’était précipité. Bernard rentrait d’une journée pénible passée à la planification de conférences à l’étranger et d’une prochaine expédition avec un groupe d’alpinistes débutants. Préoccupé et accaparé par ses soucis d’organisation, il aspirait à une soirée calme et tranquille. C’était sans compter avec les aléas de la vie de famille. A peine passé le seuil de la porte, sa compagne lui annonce qu’elle est sur le point de partir pour rejoindre ses frères et sœurs qui préparent l’enterrement de vie de jeune fille de la plus jeune. Elle a déposé dans son lit le bébé qui vient de boire son dernier biberon. Il a l’air bien tranquille ce soir. Bernard, surpris par la tournure des événements, ne répond même pas.

Sitôt la maman partie, la porte délicatement refermée, les premiers pleurs retentissent. Bernard abandonne son repas, se lève, prend le petit dans ses bras. Il s’installe dans un fauteuil confortable, lui tapote le dos, lui parle doucement. Les pleurs se poursuivent pendant de longues minutes. Bernard se relève, lui donne un peu d’eau et quelques baisers, il tente quelques risettes. Le bébé pleure encore. Ensuite, il fait les cent pas dans le couloir, fléchissant doucement les genoux pour accentuer le mouvement. Le bébé pleure toujours. Bernard retourne dans la chambre. De guerre lasse, il installe son enfant dans son berceau et lui demande de dormir.

De retour à la cuisine, il termine son souper froid. Les cris du bébé lui percent les oreilles et lui transpercent le cœur. Que peut-il bien se passer pour que ce bébé hurle ainsi sans cesse ?

Bernard se relève. Il traverse le couloir à grandes enjambées, usé par la fatigue des derniers jours, désarçonné par les difficultés de la journée à peine terminée, abandonné à son sort par la mère du petit. Il saisit ce dernier à bras-le-corps et le soulève à la hauteur de son visage. Cette fois, c’est lui qui hurle. « Ce n’est pas bientôt fini ? Tu vas t’arrêter une fois ? Je n’en peux plus ! » Il le secoue avec force, la petite tête dodeline de tous côtés. Il le secoue, le secoue encore, perdant toute notion de ce qui l’entoure. Soudain, il se rend compte que les cris ont cessé, il repose le bébé dans son lit et s’en va.

En fin de soirée, quand la maman rentre toute guillerette, elle se rend immédiatement dans la chambre du bébé. A peine la porte entrouverte, elle sent que quelque chose s’est passé. Le petit est couché sur le dos, les yeux ouverts, la respiration difficile. Elle pousse un cri.

Explications rapides et tonitruantes. Départ en catastrophe à l’hôpital. Examens et analyses. Attente fébrile, interminable. Constat du médecin. Accusation du père. Incompréhension de la mère.

Comment accepter l’inacceptable ? Comment justifier l’inavouable ? Comment percevoir l’indicible ?

Le petit doit rester quelques jours en observation. A l’aube, les parents rentrent chez eux, épuisés, silencieux. Elle se couche sans un mot. Lui s’affale sur le canapé, se tourne et se retourne, s’assied et se recouche, se relève peu après et s’en va, noyer son chagrin en marchant, digérer son indignité dans la foule, chercher une issue à des questions sans réponse…

Ketsia Sâad